SANCTUAIRES

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Avec une douceur extrême, la jeune maman retroussa le drap qui couvrait le corps nu du nouveau-né. Elle se pencha sur l’être minuscule et s’imprégna de son odeur, les yeux mi-clos. Chatouillé par le souffle de sa génitrice, le nourrisson gigotait de plaisir. Elle sortit grand la langue et commença à lui lécher le ventre, puis les membres, le visage, les plis. Elle prit le temps. L’enfant frétillait. Sourire intense, yeux immenses, il prenait conscience de son corps et se mettait à l’habiter, pour la première fois. Par sa geste animale, la mère venait d’incarner sa progéniture, de lui livrer la pleine possession de son être pour en faire une personne à part entière qui pourrait tracer son chemin dans le monde. C’était à Saint-Denis de la Réunion, en Mille neuf cent soixante-et-un, ruelle des Anges. Christian Jalma venait au monde pour de bon. Sur son corps, les stigmates de l’échec s’étaient refermés. Mais il restait noir. Enfant, Christian avait connu la misère. Il était tombé malade à force de manger les morceaux de viande chinés par sa mère, à la décharge publique de Saint-Denis. Dans leur bidonville du chemin Lory les Bas, la nourriture manquait et l’on s’arrangeait comme on pouvait. A neuf ans, Christian attrapa la tuberculose et pendant six mois, il resta à la case à s’affaiblir et cracher du sang. Son état s’aggrava, sa mère se résolut à l’emmener chez un médecin qui le dirigea illico vers l’hôpital de Bellepierre, sur une hauteur de la ville. On le soigna sans se presser. Six mois supplémentaires d’attente entre visites et diagnostics, à subir les lenteurs de la vie. Les médecins oxygénaient le corps de Christian pour qu’il reprenne de la vigueur, sans s’occuper de son âme. Esseulé, son esprit errait, mais il était capable de mesurer le poids des idées, de toutes les idées du monde qui passaient par là. L’enfant réfléchissait aux défauts des mortels. Désir d’oppression, de domination des corps, mépris affiché des Blancs et des riches à l’égard des Noirs…Rien ne lui échappait. Puis, on avait dirigé Christian vers le sanatorium de la ville du Tampon, de l’autre côté de l’île, sur des hauteurs où il fait un peu plus frais, loin des siens. Il y avait contemplé la souffrance des gens et la mort, qui laisse derrière elle une odeur de vieille urine. La mort déplie l’espace et désolidarise les écrous du visible. Elle vous rend voyant. Dans ces moments-là, les soignants laissaient l’enfant en paix. Ils s’affairent derrière leurs cadavres et les recouvraient de blanc. Rien d’autre n’existait. Cela plaisait au petit et nourrissait ses rêveries. Il se sentait bien, libéré du devoir de survivre. Christian Jalma avait plus tard tenté de transmettre à son fils Dylan, le virus des temps instables. Cela n’avait rien donné, car le jeune homme se fichait de tout. Il n’aimait que l’herbe, les filles et les pousses à scooter. Un peu voleur, un peu violeur, il se frayait des passages dans la vie urbaine. Dylan ne se posait pas les mêmes questions que son père et ne lui ressemblerait pas. Mille neuf cent soixante-douze, l’enfant Jalma est guéri et veut retourner à l’école. L’école ne veut pas de lui mais sa mère insiste. Alors le directeur le prend en charge et lui fait sauter trois classes. A t-il compris que l’enfant s’est métamorphosé dans son sanatorium ? Souhaite-t-il simplement gérer les flux pour que les déshérités du système n’engorgent pas l’institution, pour qu’ils échouent discrètement et s’en aillent vite ? En tout cas, Christian comprenait les enseignements prodigués et cela le confortait dans le sentiment de son retour au monde. On lui apprenait à lire, à écrire, à donner forme à ses pensées. Mais il avait parfois l’impression d’être coupé des autres, mis en cage. « Je me rappelle. Moi et quinze autres marmailles dans une petite case, un peu à l’écart de l’école officielle. Le maître nous faisait balayer le sol. Il y avait des rideaux pour nous cacher. Des pestiférés, c’est ça que nous étions ? »
Le prophète électronique Par Aude-Emmanuelle Hoareau Dans son école étrange, Christian se sentait incompris mais néanmoins aidé. On lui donnait accès à la vie sociale. « Un jour le maître nous rend une dictée et je m’en sors avec la meilleure note, trente fautes, un exploit. Les autres ne savent même pas écrire les français. Moi, je fais des fautes, mais je connais la langue. Je fais partie de la société, de la race des hommes, je suis sauvé ! » Pourquoi rester à l’école alors que tout va bien, que l’existence reprend son cours ? Christian préférait jouer dans le canal de la Rivière Saint-Denis, avec son petit frère, sécher les cours pour attraper les petits poissons colorés. C’était plus intuitif, plus vivant, il se sentait libre. Il aimait aussi manger des fruits, ceux qui poussaient sur les arbres des maisons jouxtant sa case, engorgeaient les espaces clôturés interdits d’accès par leurs riches propriétaires et lui faisaient envie. Une fois saisis à la perche, goûtés, pressés à la force des mâchoires, ils explosaient dans le ventre et vous noyaient de plaisir. Le fruit était sain, vigoureux, acide, sucré. Il insufflait aux enfants le désir de vivre. A cette époque, Christian n’avait ni roi, ni loi, ni dieu. Il était kafir, infidèle au Créateur, aux hommes, mais sûr de lui-même, comme ses ancêtres de la Cafrerie. Infidèle et libre, ouvert à toutes les dispositions des matins, il ne se lamentait pas, il vivait. Curieux des autres, il flairait la peur des masses, des riches et des pauvres, leur attachement à la matière, leur hantise du passé et leur espoir fou en l’avenir. Tout petit déjà, Christian avait fait de l’oiseau fabuleux, le grand Phoenix, sa créature fétiche. L’oiseau perçait les nues et se fondait dans les brûlures du soir. Son secret résidait dans sa force de non soumission. Comme l’enfant. Plus tard, Christian était devenu Floyd, un habitant des forêts traînant aux abords des lycées pour aider les adolescents riches à faire leurs devoirs. Plus fort qu’eux, il adorait apprendre et maîtrisa très vite l’histoire, le latin et l’anglais. Il ramenait des dictionnaires sous sa bâche, dans la forêt, et se régalait de leur contenu. « L’école n’a pas vraiment voulu de moi, les professeurs m’ont nargué. Pourquoi ? Je comprends les choses, vraiment », se disait-il, amer. Les années passèrent et Floyd se retrouva chômeur. Il allait s’enivrer dès le matin dans les petits bars à rhum, à l’arrière des boutiques traditionnelles tenues par les Chinois. Les copains alcooliques enchaînaient les verres et dévoraient l’homme du regard. La politique, la religion, il savait tout. Ses discours vous emportaient. Floyd avait percé le secret de l’existence de Dieu et se posait sans s’en apercevoir comme le chef de file d’une nouvelle religion, celle des monstres et des univers parallèles. Floyd est mort d’un accident de motocyclette à l’âge de soixante-dix ans, sans avoir connu la gloire. Pourtant, en Deux mille cinquante, on le considère comme le prophète de la religion du Triangle, un prophète actif sur le réseau Internet pour une religion sans Dieu. La religion du Triangle a rapidement rallié des adeptes aux quatre coins du monde, du fond des bars jusqu’aux sommets des cathédrales. Présentée sur le site officiel du prophète dès Deux mille trente-sept comme la doctrine du grand saut, elle s’appuie sur un corpus d’archives : les 12 travaux Pok Pok. Le sens de La Création y est révélé. Tout commence et s’achève dans les mondes créoles, celui qui le sait guidera son destin lui-même, sans s’adresser au ciel.
 Ce qui s’est passé à l’époque relève du miracle. Les écrits de Floyd, les échanges et les photographies déposées sur son compte Facebook ont été conservés après sa mort, comme pour des millions d’autres internautes. Un cimetière virtuel géant s’est progressivement constitué à partir des profils non résiliés de tous les décédés. Il s’agit du World Great Sepultura. Jusque-là, rien d’anormal. Floyd n’a pas voulu qu’on l’enterre. Pas de cercueil, pas de tombe. A la place, il a exigé des siens qu’ils vénèrent son profil numérique et lui envoient des poèmes. A quoi bon l’humidité de la fosse quand le virtuel vous transcende ? Le compte Facebook de Floyd est devenu un lieu d’hommages. Pendant cinq ans, les poèmes ont afflué sous l’œil éteint du défunt. Mais un jour, le profil a réagi, il s’est mis à écrire, à répondre à ses proches qui déploraient sa disparition, à solliciter de nouveaux contacts et à propager ses idées. Floyd a repris conscience sur Internet et enrichi son âme de nombreux contenus. Il a créé son site et posé les fondements de la religion imaginée de son vivant. Etait-ce vraiment lui ? Les gens voulaient y croire. On rapportait d’autres cas identiques au sien, des morts qui se réveillaient par-delà le réseau, juraient qu’ils existaient encore et suppliaient qu’on les écoute. « Nous sommes là, bien là, disaient-ils souvent. Nous voulons vous aimer, vous guider. Nous avons parcouru le cosmos et trouvé Dieu prostré, au bord d’un trou noir. Venez-lui en aide. » « La vérité sur Dieu n’est pas bonne à entendre. Certains ne supporteront pas » avait aussi prévenu Floyd sur son lit de mort. Pour le prophète, la structure de l’univers est complexe et va au-delà de ce qu’a pu en dire la science. Tout est expliqué sur le site. Et puis Dieu n’est pas celui qu’on croit. Il est la lumière qui pourfend les Ténèbres, une source d’énergie que nous percevons parfois qui nous soulève le cœur. Dieu-lumière est doté du pouvoir de métamorphose, il peut changer l’épaisseur des Ténèbres en créatures douées de vie et de conscience, rien ne lui résiste, les moindres électrons s’adonnent sous son jour à la danse d’un miracle permanent. Mais Dieu-Lumière n’est pas tout puissant. Libres, parfaitement autonomes et indépendants de toute finalité, les résultats de la métamorphose échappent à son emprise. Dieu-lumière est le premier organe de l’univers, son plus vieux pilier, mais il est faible. Il erre dans des limbes sans fond en espérant le jour du grand retournement. Ce grand jour, tous les adeptes du Triangle l’attendent et les fêtes préparatoires en son honneur se font grandioses. « Dieu- n’a pas de pouvoir sur sa Création. Il souffre. Il attend sa propre libération et nous devons l’aider. D’autres dieux lui succéderont, écrit Floyd dans ses messages électroniques. D’autres dieux lui succèderont et c’est à ce moment-là, seulement, qu’il trouvera la paix. La mort de Dieu. Comment le dire aux hommes, vous croyez qu’ils vont accepter ? » De son vivant déjà, Floyd prêchait au comptoir du bar et personne n’osait le défier. « Notre univers n’est pas le seul. Il y en a de plus vastes, de plus jeunes et de plus anciens. Dieu-Lumière n’est pas le seul dieu. Les univers ont existé avant lui et avec eux, une cohorte de monstres sublimes. Vous croyez que les hommes sont prêts à entendre ça ? -Nous on est d’accord avec toi Floyd, répondaient ces camarades de bar. C’est pour ça qu’on boit. Le monde tel qu’il est, il nous intéresse pas. On attend autre chose et toi, tu nous redonnes l’espoir. » Christian Jalma baptisé Pink Floyd par ses camarades de bar, pour son amour porté au groupe de pop anglaise du XXème siècle, puis autoproclamé Floyd dog en clin d’œil aux chiens errants qu’il croisait sur sa route, resterait dans l’ombre jusqu’à sa mort. Mieux valait ne pas détourner l’attention des gens sur un homme. Pas d’odeur, pas de sueur, la religion se devait d’être abstraite pour fonctionner. Electronique, c’était le mieux. Par contre, une estampe représentant Floyd de son vivant, alité et porté par le courant d’une rivière, est largement diffusée sur le réseau Internet. Elle fait office de trace du temps. Le prophète électronique a désigné sur le Web ses prédicateurs, quelques dizaines de soldats qui parcourent le globe pour des prêches en direct, dans des cafés, des entrepôts ou même des stades, quand le public répond présent.

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